Axe 6. Présentation

, par Marc-Antoine Rey

Responsables : Thierry Lejars & Emeline Marquis

Cet axe a vocation à réunir tous les projets de recherche et de formation qui prennent pour objet les savoirs et savoir-faire antiques, quels qu’en soient les modes d’expression et les domaines d’application. Il envisage ces savoirs et ces savoir-faire selon une approche dynamique, qui privilégie les problématiques liées à leurs modes d’élaboration, aux conditions et aux vecteurs de leur transmission, aux phénomènes d’appropriation, en amont (construction d’un savoir par réélaboration de savoirs antérieurs) ou en aval (phénomènes de diffusion dans l’espace et dans le temps), ainsi qu’à la pratique de la traduction, avec ses méthodes et ses enjeux.


On s’intéressera en particulier à la manière dont ces connaissances passent d’une génération à une autre, d’un territoire à un autre, de langue en langue, de support en support ainsi qu’aux conséquences multiples de ces déplacements et transferts.
Pour aborder l’étude de ces phénomènes, l’accent sera mis sur la transmission, envisagée sous ses deux modalités distinctes que sont la communication implicite, à travers la mise en œuvre multiforme de ces savoirs et savoir-faire, et l’enseignement direct, dans des ouvrages à visée didactique. Pour utile qu’elle soit, cette distinction entre deux modes de transmission ne doit
évidemment pas être conçue comme une dichotomie trop tranchée entre abstraction et pratique, et on s’attachera, en la mettant en œuvre, à mettre en valeur les éléments qui permettent de la dépasser.
Bien souvent, la passation des savoirs et savoir-faire se fait implicitement, à travers leurs manifestations mêmes – production artisanale, artistique, langagière… – qui exemplifient ces savoirs ou savoir-faire en les mettant en œuvre, concourent à leur transmission en servant directement de modèles et contribuent à les transformer et à les faire évoluer. Cela revient à s’intéresser aux interactions sociales et culturelles qui président à la transmission et à la réélaboration des différents savoirs et savoir-faire qui sont au cœur de très nombreuses pratiques, qu’il s’agisse de la guerre, du banquet ou de l’échange verbal, pour ne prendre que ces quelques exemples. C’est ce lien entre usages d’un côté, savoirs et savoir-faire de l’autre, qui retiendra tout particulièrement l’attention. La linguistique offre un champ d’application privilégié à ces recherches, à travers l’étude diachronique des compétences linguistiques des locuteurs et de la façon dont elles se transmettent et se modifient de génération en génération et d’un groupe social à un autre ; la façon par exemple dont les sujets parlants ré-analysent les
énoncés, modifiant du même coup leurs compétences linguistiques par rapport à celles de la génération précédente, est au cœur des recherches en syntaxe historique menées au sein de l’équipe. Une telle approche peut être étendue avec fruit à l’étude de la création littéraire antique : cette dernière témoigne à la fois des compétences génériques de l’auteur et de celles des lecteurs, qui constituent l’horizon d’attente avec lequel joue l’auteur, ainsi que la connaissance plus ou moins partagée que les uns et les autres ont de la tradition littéraire antérieure, connaissance qui dans le cas des auteurs de langue latine est double, à la fois grecque et latine. Dans la mesure où la création littéraire antique prend souvent la forme d’une récriture compétitive, il s’agit indissociablement d’un phénomène de transmission des codes et de renouvellement continuel de ces mêmes codes.
Les savoirs et savoir-faire peuvent également être transmis dans des lieux qui sont plus particulièrement dévolus à cette transmission – l’école, la bibliothèque, bien sûr, mais aussi et tout autant l’atelier –, et par des acteurs qui sont des spécialistes, des professionnels de ces savoirs et savoir-faire. Ces lieux et ces agents sont également souvent ceux de la production, de la création de ces savoirs et savoir-faire. À travers les lieux et les acteurs, on s’intéressera plus particulièrement à la formalisation, à la professionnalisation et à l’institutionnalisation des savoirs, savoir-faire et compétences, ou comment une transmission se cristallise en traditions, et notamment en traditions d’écoles ou d’ateliers. Ce processus passe souvent par la production d’écrits dont le but déclaré est précisément cette transmission : traités techniques, ouvrages théoriques, poèmes didactiques, commentaires. Ces traités posent de multiples questions, notamment celle du public visé, celle de leur contexte d’utilisation, celle du rapport entre savoir primaire et savoir secondaire, dans le cas d’entreprises de vulgarisation et/ou de mise en forme littéraire de savoirs techniques préexistants. Ils invitent aussi à s’interroger sur la constitution de corpus ou de canons qui sélectionnent certains de ces textes, leur confèrent une autorité particulière et les soumettent à un processus plus ou moins complexe de remaniement et d’adaptation. La réflexion doit également porter sur le degré de spécialisation ou de théorisation de ces ouvrages, sur la méthode d’organisation et d’exposition des connaissances, leur articulation avec les autres domaines du savoir, leur place dans l’édifice des savoirs libéraux. Que la diffusion des savoirs soit explicite ou implicite, cette transmission sera envisagée de manière dynamique. Les artefacts, quelles que soient leur nature (scripturale, picturale, architecturale, sculpturale…) et leur forme, véhiculent les compétences acquises dans un ou plusieurs domaines, et ils sont traversés par différentes temporalités. En effet, ils sont tendus entre la réception d’une tradition antérieure et sa propagation. On s’intéressera donc à ce qui relève d’une transmission en amont aussi bien qu’à ce qui prépare une transmission en aval. Les recherches pourront ainsi porter sur la manière dont des connaissances d’origines diverses, relevant parfois même de traditions concurrentes et opposées, peuvent être cumulées, sélectionnées, croisées. Elles s’attacheront à mettre en évidence les traces de transmissions antérieures qui restent perceptibles et peuvent être décelées grâce à l’étude des sources, dans la tradition renouvelée de la « Quellenforschung ». À travers ces recherches, c’est aussi par contraste la part d’indépendance et d’originalité des réalisations qui théorisent ou appliquent ces savoirs et savoir-faire qui pourra apparaître en pleine lumière. Elles pourront enfin révéler les aléas et les accidents de transmission qui se produisent parfois (réinterprétations, malentendus, contaminations). On s’intéressera en particulier aux savoirs et savoir-faire oubliés ou méprisés, ainsi qu’aux formes intermédiaires de savoirs, mêlant des éléments obéissant à des cahiers des charges différents, toutes formes de savoirs qui sont sans doute plus fragiles et pour lesquels la question de la transmission se pose avec une acuité accrue.
Ces questions de transmission des savoirs sont inséparables du processus même de la transmission textuelle dont l’enjeu dépasse le strict cadre chronologique de l’Antiquité, puisqu’elle est connue par des témoins médiévaux et modernes. Par ce biais, on étudiera aussi les processus de réception et d’acclimatation des savoirs et savoir-faire antiques aux époques postérieures. Ce sera enfin une invitation à réfléchir, cette fois dans une perspective historiographique, sur les méthodes de nos disciplines, dans la mesure où celles-ci se sont construites à la fois dans la continuité revendiquée des savoirs antiques et en rupture délibérée avec eux. La constitution et la transmission des savoirs en grammaire comparée des langues indo-européennes en offre un exemple particulièrement éloquent.

L’articulation thématique des travaux projetés s’ordonne ainsi en trois axes :

6.1- Interactions sociales et transferts des savoirs et des savoir-faire ;
6.2- Création, formalisation et transmission des savoirs et savoir-faire : les lieux (l’atelier, l’école, la bibliothèque), les acteurs, les écrits ;
6.3- La transmission sur la longue durée : transmission, tradition textuelle et traduction.